Honneur

Thérèse Gouin Décarie

Hommage et Prix Jacques-St-Pierre 2016

 

On ne choisit pas ses parents ni son époque. Vous êtes née en 1923 à Westmount d’une famille plus fortunée et en vue que la moyenne. Votre arrière grand-père Honoré Mercier et votre grand père Sir Lomer Gouin, furent premiers ministres du Québec. Votre père, Léon Mercier Gouin est, lui, sénateur. Vous baignez dans un milieu où la politique est une préoccupation constante mais à l’adolescence vous vous jurez de ne jamais faire de la politique. De beaux jeunes hommes, dont un qui deviendra même premier ministre plus tard fréquentent la maison. Mais c’est trop tôt et ce n’est pas votre priorité. Vous choisissez plutôt de poursuivre les études, ce qui à l’époque n’était pas évident. Vous avez fait partie de ces premières femmes qui ont décidé de pousser leurs études au niveau supérieur et d’accéder à l’université même si la mère supérieure du couvent du Sacré-Cœur vous avait dit : «Higher education is not for young ladies».

Vous avez, nous dites-vous, choisi la psychologie parce que vous vouliez servir à quelque chose ou à quelqu’un et aider si possible ceux qui ont mal. Et c’est ainsi que vous êtes entrée à l’Institut de psychologie du père Noël Mailloux, un dominicain fortement orienté vers la psychanalyse. A l’époque l’Institut de psychologie faisait alors partie de la faculté de philosophie qui était une faculté canonique et vous avez dû obtenir une dispense pour lire les œuvres de Freud. C’était aussi un univers d’hommes, et si la porte était ouverte aux femmes, tout ne leur était pas accessible. À preuve cet incident où vous racontez que lors d’un séminaire d’initiation à la psychanalyse, une session d’études de deux semaines qui portait sur la psycho-sexualité de la femme vous fut interdite parce que, tenez-vous bien, réservée exclusivement aux seuls étudiants masculins. Il faut toujours situer les choses dans leur contexte. Ce qui peut paraître absurde aujourd’hui ne l’était nullement à l’époque. C’est là une illustration des obstacles qui se dressaient sur votre chemin et que vous avez dû surmonter pour devenir une des premières femmes diplômées en psychologie ici, atteindre vos objectifs, faire avancer les choses.

Si je réfère à ces années, c’est pour montrer d’où vous êtes partie, du contexte qui était celui de l’époque des années 40 à 50, de la place des femmes dans le milieu universitaire, dans notre jeune et catholique Université de Montréal, de son département de psychologie qui naissait, de cette discipline nouvelle encore beaucoup associée à Freud et à ses théories.

Voyons le chemin que vous avez parcouru, ce que vous avez fait à partir de là et de votre contribution à la connaissance, à la science, à la pratique de la psychologie, à la place des femmes à l’Université et dans la société et votre apport à l’Université de Montréal.

En 1951 vous devenez professeure à l’Institut de psychologie qui peu après deviendra le département de psychologie de l’Université de Montréal. Cette séparation d’avec la discipline mère qu’est la philosophie a permis au département de psychologie de prendre son envol et de s’affirmer. Vous, au niveau personnel avez pris un chemin différent et choisi de vous associer pour de bon, pour le meilleur et pour le pire non pas avec la philosophie mais avec un de ses professeurs, Vianney Décarie. Vous avez formé un couple de professeurs universitaires menant chacun une carrière fructueuse ici. Beaucoup de bien est sorti de cette union dont quatre enfants. Du même coup vous avez été appelée à vivre cette difficile conciliation entre le travail et la famille.

Pour la partie qui suit, je vais largement m’inspirer d’un des nombreux hommages qu’on vous a rendu dans le passé, essentiellement celui de l’Ordre National du Québec qui vous fut attribué en 1994. Le texte a été mis à jour en 2006. Il ne couvre pas tout mais si je faisais le tour complet nous serions ici encore debout dans une heure. Mes excuses si je saute des évènements que vous pouvez juger importants mais je suis dans l’obligation de condenser plus de 90 ans de vie en quelques minutes.

Vous avez été dès les années 1950, l'une des grandes responsables de l'introduction, dans les milieux scientifiques québécois et nord-américains, de la théorie du grand épistémologue Jean Piaget. Vous avez surtout contribué, de manière décisive, à l'élargissement et à la précision des idées piagétiennes en les soumettant à quantité d'études rigoureuses et en les confrontant à une autre dimension cruciale du développement de l'enfant : l'affectivité. Vous avez en effet, été la première à faire le lien de manière expérimentale entre les théories de Piaget sur le développement cognitif du jeune enfant et les hypothèses de Freud sur le développement affectif au début de la vie. Votre premier volume Intelligence et affectivité chez le jeune enfant est devenu un classique traduit en plusieurs langues.

En 1962, quand la découverte des effets de la thalidomide bouleverse la société, vous avez été appelée à évaluer une trentaine de jeunes enfants hospitalisés à l'Institut de réadaptation, souffrant de malformation congénitales associées à ce médicament. Vos travaux sur le développement tant mental qu'affectif de ces enfants ont reçu la même reconnaissance internationale que vos recherches en psychologie génétique.

À partir de 1980, vous avez poursuivi avec votre collaboratrice immédiate, Marcelle Cossette Ricard, des travaux sur les origines de la socialisation, cherchant à comprendre comment l'intelligence et l'affectivité en se développant permettent au nouveau-né, dans les termes de Konrad Lorenz, « de se joindre définitivement à la race humaine ».

Comme universitaire, vous avez aussi oeuvré au sein de nombreuses instances administratives dont le Conseil des Universités du Québec, le Conseil de l'Université de Montréal, la Commission de vérification de l'évaluation des programmes de la CREPUQ

Professeure émérite au département de psychologie de l'Université de Montréal vous avez reçu plusieurs distinctions. Première femme francophone à siéger au Conseil national de recherches du Canada, vous êtes aussi la première femme à avoir reçu une médaille de l'ACFAS, soit le prix Marcel-Vincent en 1986. Vous êtes membre de la Société royale du Canada, Officier de l'Ordre du Canada, fellow à vie de la Société canadienne de psychologie, Distinguished Fellow de l'International Society of infant Studies depuis 1990. Vous êtes également titulaire de trois doctorats honorifiques, Université d'Ottawa, Université Concordia et Université de Moncton et du Centre d’excellence pour le développement du jeune enfant en 2004. Vous êtes, récipiendaire du Prix Léon-Gérin en 1988 et de la médaille Innis-Gérin de la Société Royale en 1991. En 2013 l’ACFAS rebaptise, en utilisant désormais votre nom, son prix annuel en sciences sociales. Mentionnons enfin vous avez été membre du Conseil de l’Ordre national du Québec pendant 7 ans.

À tout ceci, il faut ajouter votre contribution à l’Université de Montréal en sus du rayonnement international que vos recherches ont apporté et de vos enseignements. Je parle ici de votre travail à l’interne de l’Université : sous-comité du développement académique, (2 ans) , comité de la recherche (5ans) , assemblée universitaire (8 ans) comité chargé d’étudier les relations entre les professeurs, les chercheurs et les étudiants, (2 ans) membre de l’exécutif (au moins 4 ans), comité des prix, bourses et autres distinctions (4 ans) et surtout membre du Conseil de l’Université (16 ans) où vous avez aidé notre institution à croître et où vous avez défendu avec conviction vos idées sur le rôle de l’Université dans la société et l’importance de sa mission.

Devenue émérite en 1991 vous êtes demeurée active en recherche comme dans la vie de l’institution, pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui lorsqu’on regarde en rétrospective le chemin que vous avez parcouru, on peut affirmer oui, vous avez bel et bien servi à quelque chose. Effectivement votre apport est considérable. Vous nous avez appris beaucoup. D’abord, et c’est là je crois votre message central, l’être humain est à la fois intelligence et affectivité et que ces deux composantes doivent être prises en compte pour comprendre l’être humain, et l’aider à croître et à se joindre au monde qui l’entoure. Vous avez contribué au développement des connaissances entre autres en démontrant expérimentalement les points d'accord et de désaccord entre le courant freudien et celui de Piaget. Votre contribution au développement de la psychologie en tant que discipline scientifique est considérable. La promotion d’une approche scientifique avec des données a contribué au développement du département de psychologie et à son essor.

Vous nous avez aidés à mieux nous connaître et nous comprendre et de même à mieux connaître et comprendre nos enfants. Par ailleurs, vous avez contribué à détruire plusieurs mythes sur les enfants handicapée, notamment ceux nés victimes de la thalidomide. Vous avez été une pionnière en psychologie, et aussi pionnière dans l’ensemble de l’Université car vous avez ouvert plusieurs portes aux femmes et créé un espace pour elles en milieu universitaire qui comme on l’a illustré tout à l’heure avaient un incroyable rattrapage à faire. Vous leur avez du même coup servi de modèle et démontré qu’on peut parvenir à changer le monde. Effectivement notre monde a bien changé depuis que vous vous y êtes inscrite et les actions que vous avez menées ont contribué à l’avancement des connaissances et des pratiques et aidé à le rendre meilleur. Merci pour votre apport.

À nos yeux, Thérèse Gouin Décarie vous avez été une collègue exemplaire et au nom de l’Association des professeures et professeurs retraités de l’Université de Montréal, j’ai l’immense plaisir de vous remettre, en reconnaissance de votre carrière exceptionnelle, de votre contribution à l’Université de Montréal et de votre participation à notre association, le «Prix Jacques St-Pierre 2016». Toutes nos félicitations.

 

 

 

 

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