Hommage

Aux membres de l'APRUM

Voici un hommage rendu par M. Lucien Bouchard lors des funérailles récentes de François Mercier, brillant avocat qui a été professeur chargé de cours à notre faculté de droit dans les années 50. Il est également le père de Jean-François Mercier, chargé de formation clinique en chirurgie au CHUM (St-Luc) de 1985 à 2002.
Malgré les liens indirects de François Mercier avec l'APRUM, (il a été mon professeur de droit des assurances) nous avons pensé vous faire profiter de ce texte admirable, une véritable pièce d'anthologie. M. Lucien Bouchard nous a autorisés à reproduire son texte que voici.
Jacques Boucher
Vice-président de l'APRUM

Témoignage rendu aux funérailles de Me François Mercier

Nous sommes aujourd’hui rassemblés dans un geste de mémoire et d’hommage à l’endroit d’un proche et d’un ami qui a magnifiquement vécu sa vie d’homme, d’époux, de père et de grand père. François Mercier, que nous venons saluer à son dernier départ, a aussi illustré la profession dans laquelle il est entré en 1945 avec la passion et l’idéal de sa jeunesse. Il devait consacrer à cet engagement un immense talent, une intégrité sans faille et un humanisme qui ne s’est jamais démenti. Il aura été l’avocat par excellence, reconnu, même selon le sévère jugement de ses pairs, comme l’un des plus grands plaideurs de notre histoire contemporaine. Il ne comptait plus les lauriers professionnels et les décorations civiques que lui ont valus son exceptionnelle carrière et l’estime universelle de ceux qui l’ont connu, aimé et admiré. Le titre qu’il préférait cependant était celui de maître. Maître, il l’a été à tous égards : maître du prétoire, maître formateur de jeunes disciples, maître du Droit et maître de la langue française, quoique par ailleurs parfaitement à l’aise dans notre langue seconde.

Avocat plaideur - beaucoup de confrères de sa génération auraient vu un pléonasme dans l’association des deux mots - Me Mercier a passé sa vie devant les tribunaux. Rappelons que, pour rendre la justice, ceux-ci doivent résoudre des litiges complexes et parfois houleux. Les avocats qui s’affrontent dans cette démarche contradictoire se trouvent engagés dans une joute où la victoire appartient à celui qui convainc le juge du procès. Or, j’espère ne pas insulter les magistrats ici présents, en rappelant qu’ils sont aussi des humains. Je veux dire par là qu’ils doivent parfois résister aux mouvements d’impatience que peuvent susciter chez eux certains plaideurs maladroits ou intempestifs. Bien entendu, ils ne succombent jamais à ces tentations, mais cette équanimité est particulièrement méritoire, par exemple devant les attaques personnelles entre avocats, les insinuations malveillantes, les éclats grandiloquents ou autres effets de toge, les plaidoiries interminables, les argumentations byzantines et, davantage encore, celles qui dégagent plus de chaleur que de lumière.

C’est justement ce qu’avait compris Me François Mercier et ce qui explique pourquoi les juges l’appréciaient autant. Sa méthode se résume en peu de mots : clarté, concision et logique. Sa capacité de simplifier et d’exposer en quelques mots les affaires les plus compliquées tient de la légende dans les milieux judiciaires. Par exemple, se présentant un jour devant la cour d’appel, il commence sa plaidoirie en montrant les amoncellements de volumes de preuve et d’autorités qui s’empilent autour de lui et sur lesquels les juges jettent un coup d’œil effaré. « Vos seigneuries, dit-il, d’entrée de jeu, j’ai une bonne nouvelle pour vous : oubliez ces 80 volumes et centaines de documents! Je vous promets vous n’aurez pas à les analyser. Je ne vous demanderai que quelques minutes durant lesquelles nous allons lire ensemble cinq lignes de la page 4 du jugement dont je fais appel. J’affirme que là est l’erreur. Si je n’arrive pas à le démontrer au cours des dix prochaines minutes, poursuivit-il, n’allez pas voir ailleurs et rejetez mon appel ». Ou encore : « J’annonce à vos Seigneuries que j’ai six arguments au soutien de ma cause. Ils sont tous très bons, mais, rassurez-vous, je ne plaiderai que le meilleur puisqu’il suffira à lui seul pour vous convaincre de mon bon droit ». Il enchaînait ensuite avec un raisonnement lumineux et implacable.

L’un des grands plaideurs d’aujourd’hui le décrivait vendredi dernier dans un courriel (et je cite) « comme le modèle dont pouvaient s’inspirer les plaideurs. Ses plaidoiries étaient courtes, concises et –malheureusement pour ses adversaires- souvent mortelles ».

Le fils de Jeanne Bruneau et d’Oscar Mercier s’acquit très tôt une immense réputation, se voyant confier les causes les plus importantes, agissant pour les clients les plus célèbres, comme dans l’affaire de la Baie James, où il représenta le premier ministre Robert Bourassa confronté à une ordonnance de comparaître pour outrage au tribunal ou dans la poursuite de l’architecte Tallibert en rapport avec la construction du Stade Olympique ou dans l’enquête sur l’écrasement du DC-8 d’Air Canada à Ste-Thérèse. Malgré son lourd fardeau de tâches, il n’hésitait jamais à faire bénéficier gracieusement de ses services les justiciables et les confrères dans le besoin.

Il y avait de l’artiste dans cet homme de prestance avantageuse, toujours impeccablement mis, heureusement servi par une voix harmonieusement timbré et le sens de la mise en scène : il arrivait invariablement à la cour une demi-heure avant tout le monde, revêtait la toge et prenait place en disposant devant lui dossiers, codes, crayons et papier, s’amusant à voir arriver l’adversaire à la course et essoufflé. L’humour était son arme favorite pour désarmer les agressifs. Il l’utilisait même pour se parer des reproches occasionnels des juges. Un jour qu’il interrogeait son client sur les détails de sa réclamation en s’attardant sur l’énumération de montants minimes, le juge, excédé, l’interrompit en disant : « Maître, ne pensez vous pas qu’un avocat de votre réputation devrait exempter la cour de ce genre de détails et s’entendre avec son confrère? » « Ah! Votre seigneurie, répondit-il, c’est justement ce que je lui ai dit, mais il n’a rien voulu entendre! » Il pouvait aussi désemparer un confrère par un mélange de citations latines, d’imparfaits du subjonctif et d’autres savantes déclinaisons de verbes en « âtes » et « âmes ». Plus d’un protagoniste, en train de s’étendre sur de fines et complexes ramifications du Droit, s’est fait brusquement arrêter par une objection indignée de notre ami : « Votre seigneurie, qu’il s’en tienne à la « lis »! Avant de se rappeler qu’il s’agissait du mot « lis » que Cicéron employait pour désigner le point central d’un procès, l’autre avait perdu le fil de son argument. Ou alors, Me Mercier pouvait glisser à l’oreille de son adversaire, au moment d’entrer à la cour, « je commence l’interrogatoire de ton client dès 10 heures, mais je te préviens qu’à 10h37 précises, je lui poserai une question assassine ». Après avoir ainsi dérouté l’attention du confrère qui se creusait la tête pour identifier la question cruciale, il conduisait son interrogatoire en toute quiétude, sans se soucier le moins du moins du monde de la minute fatidique qu’il avait annoncée. Il était aussi capable de traits incisifs. Au sujet de quelqu’un qui ne lui paraissait pas jouer franc jeu, il laissa tomber : « C’est la seule personne que je connaisse qui pourrait jouer Tartuffe sans déguisement ».

En plus d’enseigner à la Faculté de Droit, il se plaisait à travailler avec les plus jeunes. Plusieurs juges et avocats ici présents peuvent se féliciter d’avoir trouvé en lui un mentor convivial mais exigeant, qui insistait sur l’importance et la magie de la parole et du mot juste, à la cour comme dans les mémoires et les procédures. Les étudiants et stagiaires étaient incités à assister à ses prestations judiciaires, sans compter des confrères aguerris qui n’étaient pas embarrassés d’aller le voir à l’œuvre dans les procès les plus retentissants. Il aimait rappeler la maxime « Nascuntur poetae, fiunt oratores », « on nait poète mais on devient orateur ». Pour lui, l’éloquence judiciaire ne s’acquérait que par l’effort et la maitrise de soi. Un jour que son adversaire était en train de démolir le témoignage de son client, le jeune associé qui accompagnait notre ami se penche visiblement vers lui et le presse nerveusement d’intervenir et d’arrêter le massacre. Me Mercier n’en fait rien et reste impassible. À l’ajournement, il dit à son associé : « Mon jeune ami, je vous prie de vous contenir. Avez-vous remarqué que votre mouvement d’inquiétude a éveillé l’attention du juge et que c’est à ce moment précis qu’il a commencé à prendre des notes? » Intransigeant sur la ponctualité, voire méticuleux sur l’ordre, le rangement des documents et même l’apparence vestimentaire, il a réprimandé plus d’un contrevenant à ces règles. Il lui est arrivé d’envoyer quelqu’un cirer des souliers qu’il ne jugeait pas assez reluisants. Quand il s’agissait d’ordre et de clarté, on aura deviné qu’il ne faisait pas dans la demi-mesure.

C’est justement cette inclination à la précision chirurgicale qui lui permettait de trancher d’une main sûre et nette le nœud gordien des affaires les plus embrouillées. Qu’il ait fait montre d’une telle disposition n’est sans doute pas étranger à la génétique. Son père et son grand-père étaient tous deux chirurgiens. Rompant avec une longue tradition familiale où les études médicales étaient la norme, il devint avocat à 22 ans et s’affirma tout de suite à la cour. À 36 ans, plaideur redouté, il devenait associé chez Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier et Turner, alors un jeune cabinet, rapidement devenu l’un des meilleurs et plus prestigieux du Canada. C’est lui qui y a créé la première équipe de plaideurs, pour ensuite la diriger jusqu’à sa retraite.

Le temps manque ici pour retracer un parcours si rempli. On notera seulement son accession au club select de l’American Trial Lawyers, ce qui en fit l’un des premiers québécois membres du cercle des meilleurs plaideurs d’Amérique du Nord. Consulté par les premiers ministres, notamment sur le choix de candidats à la magistrature, il n’hésitait pas à donner l’heure juste. « Que penseriez-vous d’un tel que nous aimerions nommer à la Cour Supérieure, lui demanda un jour un Ministre de la Justice? » « Il est très bien, répondit-il, et je l’aime beaucoup moi aussi. Sa seule faiblesse, c’est son ignorance du Droit »!

Il déclina lui-même une nomination à la Cour Suprême du Canada. Ce n’était pas, bien sûr, par manque de considération pour la magistrature, à laquelle il a toujours voué le plus profond respect. Par tempérament, il se voyait davantage de l’autre côté du banc. On peut effectivement se demander s’il aurait pu supporter les plaidoiries dépassant dix minutes ou même s’empêcher d’envoyer des plaideurs cirer leurs souliers…

Dix minutes, c’est justement le temps qui m’a été alloué ce matin. Avec son obsession de la concision, il serait bien capable de me rappeler à l’ordre.

Je terminerai donc en évoquant brièvement l’homme qu’il a été. Ce sera forcément court, tellement il avait de pudeur pour ce qui le concernait lui-même.

Ses proches se rappellent qu’il est sorti premier du collège Loyola et premier de sa promotion à la Faculté de Droit de l’Université de Montréal, raflant 9 des 11 prix décernés aux meilleurs finissants dans chaque discipline. Voilà qui a dû réconcilier son père à sa décision de tourner le dos à la médecine.

Amateur de littérature, passionné de musique et féru d’histoire, il avait été nourri d’humanités classiques et soumis à la discipline jésuitique. J’aime à penser que cette formation a contribué à la rigueur de sa logique et à la limpidité de sa parole. Je n’en dirai pas plus là-dessus, puisque, de nos jours, la seule évocation des mérites du cours classique d’antan expose à des accusations d’élitisme. En réalité, ces récriminations trouvent leur récusation dans la carrière même de François Mercier, lui qui ne s’est jamais attribué d’autres privilèges que de travailler au bout de ses forces et de ses talents. Il aura, jusqu’à la fin, pratiqué comme autant de vertus, non pas l’élitisme, mais l’excellence et le dépassement de soi.

Notre ami aimait les voyages et, par-dessus tout, la France et Paris, où il était né durant les études médicales de son père. C’était une joie de déambuler avec lui dans cette ville dont il était amoureux et émerveillé comme au premier jour.

Malgré la discrétion dont il entourait son intimité, il ne pouvait dissimuler la dévotion familiale qui l’habitait : sa chère Lucille, qui lui servit de répétitrice pour éprouver sa connaissance du code Civil avant ses examens du Barreau, avec laquelle il a formé et vécu pendant 64 ans son engagement d’époux et de père; ses enfants : Geneviève, Madeleine, Jean-François, Hélène; ses petits-enfants : Florence, Patricia, Clara, Alexandre, Frédéric et Jean; ses beaux fils, Bernard et Emmanuel; et toute la famille élargie qu’il englobait dans son amour et sa fierté. Il était émouvant d’en voir un grand nombre réunis autour de lui pour l’accompagner, jour après jour, dans ses derniers moments. Nul doute qu’ils ne se regroupent maintenant autour de Lucille, assurée de leur affection et de leur soutien.

Un destin d’homme vient de s’achever. François Mercier est sorti du temps, précédé du cortège de ses espoirs et de ses triomphes, mais aussi, puisque c’est le lot de la condition humaine, de ses revers et de ses épreuves. Joies et peine, il a tout assumé avec courage, modestie et dignité, sans se départir de son goût de vivre intensément et de son désir de léguer aux siens le meilleur de lui-même.

Nous vous disons adieu, François, vous qui avez pris la vie à bras-le-corps, et l’avez vécue belle et pleine.

Lucien Bouchard
8 février 2010


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